Les Autrichiens ont un rapport très particulier avec le sang, dont ils ont fait leur couleur nationale: le drapeau autrichien est rouge vif, traversé par une bande blanche. Il s’agissait, à l’origine, de la chemise du duc de Babenberg qui fut entièrement trempée de sang lors d'une bataille contre les Ottomans. La bande blanche vient de ce que le duc, couvert d’hémoglobine, portait une ceinture…
De nos jours encore, à Vienne, on peut voir des boulets de canon maures incrustés dans les murs de la ville, qui témoignent de ce long combat que les Autrichiens menèrent contre l’ennemi. La violence est encore là. Violence dont les actionniste viennois firent la matière première de leurs performances… Et dont le plus controversé d’entre eux —Hermann Nitsch— célèbre toujours la portée cathartique. Régulièrement, Hermann Nitsch dirige dans son château de Prinzendorf une fête aux allures de sacrifice sanglant nommée OMT (Orgien Mysterien Theater, le “théâtre des orgies et des mystères”). Elle se déroule dans une immense demeure au milieu des vignes, à laquelle sont conviés les habitants des villages voisins, des musiciens et des dizaines de “participants”, venus du monde entier, qui viennent se faire initier à la mort… et à la renaissance.
L’idée de l’OMT date de 1957: s’inspirant des écrits de Nietzsche qui exaltent les “puissances de vie dionysiaques”, Hermann Nitsch élabore l’idée d’un Gesamtkunstwerk (“art total”) abolissant toute distance entre le spectateur et l’oeuvre. Il faut que le spectateur fasse l’expérience mystique d’une véritable agonie… Les premières performances consistent pour Hermann Nitsch et ses amis à se couvrir de carcasses d’animaux, de leurs entrailles et de leur sang. Les “actions” sont parfois interrompues et interdites par la police. Hermann Nitsch fait même de la prison pour blasphème. En 1971, il achète un château au nord de l’Autriche qu’il place au coeur de ses activités: depuis 1973, chaque année, à la Pentecôte (fête d’origine paienne célébrant les moissons), les membres de l’association OMT s’y rassemblent en compagnie de “volontaires” pour fêter, pendant parfois plusieurs jours et plusieurs nuits, la joie d’être en vie dans ce corps…
Les fêtes consistent pour certains à se faire mettre en croix (sans clous), recouvrir d’animaux éventrés et revivre leur mise au monde… D’autres se roulent nus dans des bacs de raisin ou de tomates. D’autres prennent en bouche du sang frais qui dégorge de leurs lèvres, maculant leur poitrine, leurs cuisses et leurs pieds, tandis sur leur tête coulent des liquides écarlates, visqueux et chauds… Certains se laissent envahir par l’ivresse du sang, en pétrissant des boyaux et des viscères dans la cavité abdominale de porcs écartelés… Parfois, Hermann Nitsch convie des tanks qui roulent sur des entrailles pour en faire une purée, ou sur des montagnes de citrons ou d’orange dont la pulpe prend des allures de charnier. Partout dans son château, des caves à la grand-cour, des gens nus ou vêtus de blanc mangent, boivent, font l’amour et célèbrent les noces barbares… Des musiciens, souvent même des orchestres au complet, interprètent les morceaux qu’Hermann Nitsch compose tout spécialement pour ces performances :musique semblable au grondement d’un orage qui approche…
Agnès Giard, Libération. Noces de sang : l'amour en «aktion».